Si “Chacun son sud“, alors je choisirais… ? Non, je ne choisirai pas. Parce que voilà, toutes les destinations sont valables, singulières, émouvantes, inspiratrices. Je m’en fous de perdre le nord. Mon cœur est, peut être comme pour ces musiciens, là-bas, c’est-à-dire nulle part, ou partout.

Avec ce premier morceau, je me sens au Mexique, rapport au son de la trompette. Et puis ça glisse du côté des îles, ça chaloupe dans le soufflet de l’accordéon. Le trio a le son et l’envie de raconter des histoires. Me revient en mémoire un disque que j’ai tant écouté, “Trois temps pour bien faire”, Azzola, Caratini, Fosset. Encore un trio de caractère. C’est peut-être ça, chacun son sud, un trio épicé. Avec Ralentir, c’est une évocation de la musique arabo andalouse, sans la caricature. Dans un grand dépouillement de moyens. Comme deux duos en trois. Diphonie est d’un registre tout autre. D’une solennité presque classique qui répond à des voix profondes en introduction. On parcourt avec ce morceau des paysages changeants, on accomplit des kilomètres à grande vitesse. Ce Voyage à Varsovie tourne comme un rigodon ou une musique du centre de la France. J’aime ces décalages. Faut juste prendre le temps. La trompette bouchée improvise soudain une sorte de blues, tout ça est d’une belle mixture bien orchestrée. Le train s’arrête brutalement chez Peter Pan. C’est irréel, quelques voix reviennent au-dessus d’une sansula hypnotique. La contrebasse s’échappe par la fenêtre. La musique prend des accents italiens, à mes oreilles. C’est très filmique. L’accordéon reprend cette sorte de ritournelle, proche du leitmotiv du début, qui revient à la fin. La boucle est bouclée et nos rêves intacts. L’Utopie doit se faire entendre. Sinon elle reste lettre morte. Dans un blues, indien. Déterrer la hache de guerre. Et se parler franc. En multilinguismes. Revendiquer. Pizzica de anima a un petit côté chanson trad et les flonflons qui vont avec.  La trompette nous dit, dans un jeu, « écoute ceci, reconnais tu, écoute cela, ça te dit » ? Les danseurs, sûr,  ne sont pas loin. J’avais écouté Jobimania lors du dernier festival Parfum de jazz à Buis les Baronnies et j’avais été captivé par le jeu de Richard Posselt à l’accordéon sur ce morceau. Il a ici tout le temps de s’exprimer et l’on sent qu’il possède toute la sensibilité de cette musique inspirée du Brésil. Beau thème joué par le contrebassiste talentueux Anthony Guttierrez et chouette contrechant assuré par le trompettiste prolixe et polyvalent Olivier Large, qui signe la plupart des titres de cet opus. Ce Cher Piton sonne comme un séga aux multiples tonalités. Manquerait plus que la voix de René Lacaille. Ici beau dialogue entre la trompette et l’accordéon. L’art du discours. Tout sauf monotone. Regarde, après une mélodie rapide jouée à l’unisson par l’accordéon et la trompette, appelle à la méditation. L’ostinato de la contrebasse relance le morceau qui se termine comme sous de grandes orgues. Rani a une respiration intérieure. Il avance lentement. C’est une marche, à hauteur d’homme. L’occasion pour chaque musicien de montrer toute leur expressivité. Et leur inventivité dans la construction. Le dragon, c’est certain, s’est tourné vers l’Orient. On finira le voyage ici.

Je revois les photos de Marc Riboud, entraperçues tout récemment au musée des confluences de Lyon. Certaines sont prises dans les montagnes du Huang Shan. Les brumes se dissipant laissent apparaitre les sommets et la silhouette dépouillée des arbres. C’est bouleversant de beauté et de mystères. Le disque “Dépaysements” ressemble à ces photos en noir et blanc. Ce sont des évocations, de voyages sans doute accomplis qui deviennent intérieurs. La musique, dans toute sa complexité, garde une grande force mélodique, et sa forme, abondante, étonnante parfois, ne donne jamais dans la caricature mais nous aide à traverser ses différents paysages mouvants. Emplis de mystères. On en ressort joyeux et plus serein.

La poésie est un chemin vers lequel tendre. Quand on a perdu le nord et qu’on cherche son sud. Ce disque est profondément poétique.

Je terminerai volontiers cette ébauche en parlant du dernier livre de Bruno Latour, Où atterrir. C’est une réflexion philosophique et politique sur notre monde et l’homme d’aujourd’hui qui a oublié, dans sa superbe, bardée de sciences, qu’il n’était pas hors la nature mais qu’il en était seulement l’un des chaînons. Bruno Latour, dans toute son œuvre, a appelé de ses vœux à un nouvel enracinement (par enfouissement) par une redécouverte de l’idée de nature et une refonte de cet horizon de la modernité en transformant la mondialisation en mondialité, à la manière d’Edouard Glissant. Resserrement des liens sans domination. Poétique de la relation. Ce disque en est une belle évocation.

Laurent Brun

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